Sa vie a basculé il y a près de dix ans, alors que, député conservateur au Parlement danois, il avait pris la défense du quotidien Jyllands-Posten qui venait de publier des caricatures de Mahomet. Ce qui lui a valu de nombreuses menaces de mort. Il n’a, depuis, cessé d’aggraver son cas aux yeux des islamistes. Après s’être prononcé pour l’interdiction de la burqa, ce chercheur au 91ÆÞÓÑ Institute de Washington s’est associé à l’appel lancé par 23 intellectuels musulmans dans le New York Times après l’attentat contre Charlie Hebdo. Ce manifeste proclame que « la théocratie est un échec prouvé » et prône « __une réinterprétation honnête et critique des écritures de la charia, utilisées par les islamistes pour justifier la violence et l’oppression__ ».
**Le Point : L’islam doit-il, selon vous, être réformé ou est-ce à une révolution que vous appelez?**
Naser Khader : Si on parle de réforme, on est tenté de faire un parallèle avec celle amorcée par Luther dans la religion chrétienne : un retour aux sources. Ce que nous voulons, avec les autres personnalités musulmanes signataires d’un appel à reconsidérer l’islam, c’est exactement l’inverse : concevoir une nouvelle approche de Dieu.
Depuis environ un siècle, les musulmans n’associent son nom qu’à des notions négatives : la colère, la vengeance, la punition. A nous de les réconcilier avec un Dieu d’amour et de paix. Dans le Coran, il est beaucoup plus question de pardon que de pensées vengeresses ou belliqueuses.
Il faut réinterpréter le Coran?
Il faut le repenser, porter dessus un regard critique, démarche déjà entreprise par le théologien égyptien Nasr Abu Zayd. Il est l’auteur, dans les années 90, d’un essai intitulé « Repenser le Coran ». Il y explique que, dans le Livre saint, c’est Dieu qui parle, mais celui qui l’a écrit n’est rien d’autre qu’un être humain. Et quand on rend compte de propos quarante ans après qu’ils ont été tenus, il y a forcément des approximations, des erreurs.
**N’y a-t-il pas une confusion chez les islamistes, qui font beaucoup plus référence à Mahomet qu’à Allah?**
Il faut aussi remettre Mahomet à sa place, si j’ose dire. Beaucoup de musulmans parlent aujourd’hui de lui comme s’il était Dieu, alors qu’il n’en est que le messager. Il n’en est même pas le fils, contrairement à Jésus dans les religions chrétiennes. Personnellement, j’aime le jeune Mahomet, à l’époque où il vivait à La Mecque. Il incitait à aider les pauvres, les orphelins ; bref, il cherchait à élever la société de l’époque. Mais quand il est allé à Médine et est devenu roi, son message n’a plus porté que sur l’Etat, la loi, la sécurité.
Comment sortir de cette ambiguïté?
Avant même de refonder la religion, admettre qu’elle traverse actuellement une crise profonde. Nous devons prendre conscience que ce que les terroristes ont fait à Paris, c’est aussi l’islam. François Hollande, Barack Obama, David Cameron ont dit « l’islam, ça n’est pas ça ! » Si. L’islam, ça n’est pas que ça, mais c’est aussi ça. On ne changera pas si on n’est pas capable de le reconnaître au préalable, si déplaisant que cela puisse être.
**Qu’en est-il de la représentation du Prophète, polémique qui est née au Danemark et a débouché sur le bain de sang à « Charlie Hebdo »?**
Tout comme l’Ancien Testament, le Coran stipule qu’on ne peut pas représenter Dieu. Mais il ne dit rien de tel à propos du Prophète ; d’ailleurs, les chiites ne reprennent pas à leur compte ce prétendu interdit. Et quelle que soit la conception que les gens ont de Dieu et de son messager, rien ne les autorise à s’ériger en juges et à prononcer une sentence. Quant à tuer des caricaturistes en son nom…
Il y a en France un débat sur l’islam politique. C’est un concept que vous acceptez?
Je tiens la religion pour une affaire privée. Elle ne peut en aucun cas servir de socle à une société. A titre personnel, je me définis d’abord comme démocrate, puis danois, puis arabe et enfin musulman.
**Les responsables religieux définissent l’islam comme une religion de paix, mais n’est-ce pas le propre de toute religion?**
Qui va dire le contraire ? Pourtant, vous entendrez des musulmans expliquer que « l’islam est une religion de paix, mais… ». Non, la condamnation doit être sans appel. C’est un message que nous devons envoyer à la société : même si je me réclame du même Dieu que ceux qui font couler le sang, je ne suis pas comme eux, je suis avec vous. Les responsables musulmans ont le devoir de marteler cet engagement, dans le double but de rassurer une société gagnée par la peur et de prouver aux extrémistes qu’ils sont isolés. On a beaucoup parlé du choc des civilisations, mais la véritable confrontation, c’est au sein même du monde musulman qu’elle a lieu.
**Dans leur grande majorité, les musulmans s’abstiennent de prendre publiquement position. Pourquoi?**
Certains approuvent secrètement les islamistes, d’autres condamnent tout aussi secrètement leurs agissements de peur de s’attirer leurs foudres. J’ai parlé récemment à une femme dont le fils de 17 ans est parti combattre en Syrie. J’ai relayé son témoignage sur Facebook et deux jours après, elle m’a appelé pour me dire qu’elle ne voulait plus avoir affaire à moi, car elle avait été menacée.
La majorité reste passive et c’est cette frange de la communauté que nous cherchons à réveiller avec notre appel. C’est un travail de longue haleine, mais je crois que les assassinats de Paris ont provoqué une prise de conscience.
**On assiste depuis quelques années à l’émergence de groupes radicaux en Afrique et au Proche-Orient. Pourquoi maintenant?**
A cause des pétrodollars ! Jusqu’en 1967, les Frères musulmans en Egypte et les wahhabites en Arabie saoudite n’avaient qu’une influence limitée. Mais quand les Arabes ont perdu face à Israël, à l’issue de la guerre des Six-Jours, ces mouvements ont profité du désarroi général pour expliquer que l’islam était la solution. Ils ont été confortés dans leurs convictions douze ans après, avec la révolution iranienne. L’Iran n’est pas un pays arabe et les Iraniens sont chiites, mais les extrémistes sunnites se sont appuyés sur ce précédent.
Deux pays ont largement sponsorisé cette dérive : l’Arabie saoudite et le Qatar. Les talibans ont été formés dans des madrasas financées par Riyad. Au Nigeria, Boko Haram s’est développé grâce à des financements de même origine. Idem pour les Shebab en Somalie et un certain nombre de mouvements syriens. L’Arabie saoudite et le Qatar sont largement responsables du pétrin où nous nous trouvons