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Le Monde

Les relations problèmatiques de la Turquie

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Le 3 juin, après quÂ’Israël ait intercepté le Mavi Marmara, le Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan déclara devant le parlement: “AujourdÂ’hui est un grand tournant dans lÂ’histoire. Rien, désormais, ne sera plus comme avant“. Nous ne devrions pas concevoir ces mots comme relevant du populisme le plus primaire mais plutôt dÂ’une manifestation de l’évolution de la Turquie, passée du statut de membre actif de lÂ’OTAN à celui dÂ’un acteur indépendant de la scène internationale.

Membre de lÂ’OTAN depuis 1951, la Turquie possède aujourdÂ’hui le second contingent le plus important au sein de lÂ’alliance et, tout au long de la guerre froide, son gouvernement séculier fut un allié stratégique et militaire dÂ’une grande valeur. Mais lÂ’AKP cherche désormais, dans lÂ’absolu, à combler le vide créé par lÂ’absence de puissance majeure au Moyen-Orient et sÂ’est en conséquence opposé, de temps à autres, aux intérêts de lÂ’Occident.

Ceci fut dÂ’ailleurs particulièrement apparent dans la relation entre la Turquie et Israël. Ainsi, la remise en cause des accords militaires de 1996 entre ces deux pays nÂ’a pas attendu l’épisode du Mavi Marmara: entre autres, en octobre 2009, lÂ’exercice de lÂ’OTAN “Aigle dÂ’Anatolie” fut annulé Ã  la suite de la décision de la Turquie dÂ’en exclure lÂ’Etat hébreu après lÂ’intervention israelienne dans la bande de Gaza à la fin de lÂ’année précédente. Aussi, les relations de plus en plus amicales entre la Turquie et lÂ’Iran sont aujourdÂ’hui une source dÂ’inquiétude, tant lÂ’Iran sÂ’avère être une des menaces les plus pregnantes sur la stabilité régionale et mondiale. En mai, la tentative turque (et brésilienne) de négocier un échange de combustible nucléaire est presque parvenue à contourner lÂ’effort franco-américain dÂ’Obama et Sarkozy de mettre en place un régime de sanction efficace contre lÂ’Iran, témoignant de la confiance grandissante dÂ’Ankara envers une politique internationale unilatérale.

Aussi, alors que lÂ’Europe représente encore le premier partenaire économique de la Turquie, les échanges avec lÂ’Iran ont dépassé 10 milliards de dollars en 2009 et Erdogan a, depuis lors, annoncé son intention dÂ’atteindre lÂ’objectif de 30 milliards de dollars. AujourdÂ’hui, la politique turque semble multiplier de plus en plus de faux pas, alors que la communauté internationale a accepté le principe de sanctions plus sévères à lÂ’encontre de lÂ’Iran que celles existant jusqu’à présent. 

Mais les relations entretenues par Erdogan sont particulièrement révélatrices. Indéniablement, quand un membre de lÂ’OTAN commence à faire la cour aux dirigeants iraniens, du Hamas ou du Hezbollah, les cloches devraient sonner lÂ’alerte. Memri.org a récemment rapporté un papier du quotidien israélien Kul Al-Arab qui annonçait quÂ’Erdogan avait invité en Turquie Hassan Nasrallah, Secrétaire-Général du Hezbollah, sur la recommandation de Khaled MashÂ’Al, Directeur du bureau politique du Hamas. Il a aussi été rapporté que Mahmoud Ahmadinejad, le Président Iranien, étudiait la possibilité de se joindre au sommet afin dÂ’entériner lÂ’alliance entre lÂ’Iran, la Turquie et la Syrie, avec le Hezbollah et le Hamas. En conséquence, une Turquie qui verrait en lÂ’Iran, la Syrie et le Hezbollah des alliés, et qui penserait que la résistance du Hamas est légitime, nÂ’aurait plus que lÂ’apparence dÂ’un allié.

Nous devrions aussi rappeler le refus de la Turquie en 2003 de laisser les troupes américaines utiliser son territoire pour ses opérations en Irak, refus qui accentua considérablement les difficultés opérationnelles de lÂ’armée américaine. Aussi, les exercices conjoints entre les armées turque et syrienne ces deux dernières années montrent le nouveau chemin emprunté par Ankara. Celui-ci est un véritable défi pour lÂ’OTAN et nous devons étudier lÂ’utilité réelle de la Turquie dans une organisation dont une des tâches principales consiste aujourdÂ’hui à dissuader lÂ’Islam radical.

Le retournement de la politique étrangère turque va de pair avec des changements profonds au sein de la société turque, qui sÂ’est éloignée du sécularisme pour sÂ’orienter progressivement vers lÂ’Islam radical, propre à lÂ’AKP depuis 2002. Ma collègue a récemment évoqué Â”lÂ’Islamisation de la Turquie” au Forum pour le Moyen Orient et la façon systématiquement utilisée par Erdogan, depuis son arrivée au pouvoir, pour porter atteinte à la tradition séculière de lÂ’Etat turc. Erdogan a attaqué la presse, les systèmes éducatif et judiciaire aussi violemment que sÂ’il avait affaire à des opposants politiques. Par exemple, les restrictions susceptibles de prévenir la radicalisation des étudiants ont été abrogées ou écartées: Erdogan a fait en sorte que les diplômes des madrasas turques aient la même valeur que ceux des écoles ordinaires. Alors Maire dÂ’Istambul, il se décrivait comme un “serviteur de la Charia” et a modifié les programmes scolaires pour sÂ’assurer que les étudiants turcs restent fidèles à ce même principe.

Par ailleurs, lÂ’absence d’évolution de la liberté des minorités religieuses en Turquie est pour le moins notable: entre autres, alors que lÂ’Union européenne avait fait de la réouverture de lÂ’institut de théologie orthodoxe de Halki, situé sur l’île dÂ’Heybel non loin dÂ’Istanboul, une des exigences dÂ’adhésion Ã  lÂ’Union européenne, Erdogan nÂ’a montré aucun signe réel de bonne volonté, nÂ’ayant de cesse de tergiverser sur le sujet, de promettre sans retranscrire ses dires en faits.

Comme Michael Rubin lÂ’a évoqué dans un article pour Commentary Magazine, lÂ’hostilité dÂ’Erdogan envers la presse ne semble connaître aucune limite. Il a poursuivi en justice des dizaines dÂ’articles, journalistes et éditeurs pour les histoires ou bandes-dessinées les plus triviales et fait saisir les quotidiens perçus comme trop critiques ou indépendants. En tant que Maire dÂ’Istambul, Erdogan avait déclaré: “la démocratie est comme un tramway. Quand vous arrivez à votre destination, vous en sortez“. Il devrait être clair que la démocratie nÂ’est plus le véhicule utilisé par lÂ’AKP.

A travers ce prisme, la complainte récente de Robert Gates, Secrétaire de la Défense des Etats-Unis, selon laquelle le retournement stratégique de la Turquie aurait été Â”ardemment poussée par certains en Europe, ayant refusé dÂ’accorder à la Turquie la sorte de lien organique quÂ’elle recherchait“, sÂ’avère malheureusement en-deçà de la réalité. Le plus simplement du monde, Sarkozy et Merkel se sont opposés à lÂ’intégration au sein de lÂ’UE de la Turquie pour des raisons à la fois évidentes et véridiques: le gouvernement turc ne partage ni nÂ’encourage les principes les plus fondamentaux de lÂ’Etat démocratique et, au contraire, cherche activement à les entraver. La Turquie court ainsi vers la mise en place dÂ’un Etat islamique et, alors quÂ’il voit croître à la fois sa confiance et sa popularité, Erdogan ressentira de moins en moins le besoin de poursuivre son but par la ruse.

Barack Obama devrait ainsi dénoncer ouvertement et fermement ce risque. Néanmoins, une telle critique impliquerait de reconnaître l’échec de lÂ’Islam séculier turc. En lieu et place, lors de sa visite à Ankara lÂ’année dernière, Obama a qualifié la Turquie “dÂ’allié de première importance” et de “modèle de partenariat” entre des Etats-Unis majoritairement chrétiens et une Turquie majoritairement musulmane. Ces mots Ã©taient un message au monde musulman et il semblerait que sa fascination envers la Turquie relève en réalité dÂ’une perception romanesque de ce pays, qui lui apparaîtrait comme nageant entre deux eaux, entre lÂ’Occident et le Moyen-Orient.

La polarisation croissante entre lÂ’Occident et le Moyen-Orient devrait tenter certains à pousser la Turquie à effectuer un choix. Néanmoins, agir de la sorte serait à la fois naïf et contre-productif. Erdogan et la Turquie ont réalisé leur retournement stratégique bien avant que nous ne soyons en mesure de le réaliser. AujourdÂ’hui, le Bosphore divise bien plus quÂ’il ne lie. La Turquie peut encore fournir un pont entre lÂ’Occident et le Moyen-Orient. Mais celle-ci devra Ãªtre en mesure de renouer avec sa tradition séculière et mettre un terme aux vélléités de lÂ’AKP, au risque de voir ce pont n’être quÂ’un plan à l’état dÂ’esquisse. Le référendum constitutionnel qui se tiendra le 12 septembre prochain sera à bien des égards de la première importance, tant le projet du gouvernement semble signifier une mise au pas des pouvoirs judiciaire et de lÂ’armée, traditionnellement opposés à lÂ’Islam radical.