Être un Français aux États-Unis et observer simultanément l’émergence de et le succès du Front National aux élections régionales est une expérience intéressante, et inquiétante. Depuis des mois aux États-Unis, journalistes, experts, adversaires politiques prédisent le déclin de Trump à chaque nouvelle polémique. L’étranger naïf voit le tribun populiste solidement ancré en tête de tous les sondages. On lui explique qu’il ne s’agit que d’une parenthèse clownesque, typique des premiers temps d’une campagne, comme Herman Cain en 2012 contre Mitt Romney, et que les candidats « sérieux » prendront vite le relais : tout rentrera dans l’ordre. Et pourtant.
Insultes contre John McCain, vétéran du Vietnam et candidat républicain en 2008, propos sexistes contre une journaliste de Fox News, promesses grotesques de construire un « grand, grand mur » à la frontière entre les États-Unis et le Mexique et d’expulser tous les clandestins du pays, attaques xénophobes contre les immigrés mexicains et désormais, depuis les attentats de Paris et la tuerie de San Bernardino, apparemment inspirée par Daech, fuite en avant raciste avec sa proposition d’. Pendant des mois, la montée de Trump a été accueillie avec un mélange d’embarras et d’amusement. Ils cèdent aujourd’hui la place à la condamnation.
Mais rien n’y fait. À chaque nouvelle controverse, le consensus d’observateurs prédit son implosion et Trump continue de dominer les sondages. Pire, chaque mouvement d’indignation ne fait que renforcer l’attrait de son message anti « politiquement correct ». Un vent de panique commence à souffler sur les républicains qui pensaient initialement disposer de candidats solides pour contrer l’inévitable candidature de Clinton. Les questions qui fâchent commencent à se murmurer : que faire s’il a l’investiture ? Les caciques du Parti républicain accepteront-ils de soutenir un candidat qui a fait campagne en s’attaquant au parti et à ses principes ? Mieux vaut ne même pas y songer.
Vide politique. Marco Rubio, le jeune sénateur de Floride, hispanique, articulé et interventionniste sur les questions internationales, reste le favori de l’establishment républicain qui préfère se convaincre que Trump finira par s’effondrer. En effet, à deux mois de la première primaire, la route est encore longue. Les provocations de Trump peuvent fonctionner sur le court terme mais rebuteront clairement les électeurs modérés. S’il est vu comme un vote perdant face à , les républicains se déporteront peut-être vers un choix moins risqué.
Quel que soit le résultat, le populisme de Trump laissera nécessairement une trace durable, qui sera un défi pour le Parti républicain. Comment son succès actuel a-t-il pu, à ce point, déjouer les pronostics des experts ? Comment y répondre ? Les Américains ne sont pas seuls à être désemparés. En France, qu’un succès électoral de Marine Le Pen soit toujours qualifié de « choc » alors que le FN est arrivé en tête aux européennes de 2014 et que les sondages le donnaient gagnant est stupéfiant.
Naturellement la comparaison a ses limites et les contextes nationaux sont différents : question du rôle de l’argent dans le processus électoral aux États-Unis, enjeux européens en France. Mais Trump, comme et les autres dirigeants populistes européens de droite et de gauche, sont les représentants d’une lame de fond croissante contre les institutions de nos démocraties libérales. Ils exploitent un vide politique. Dans les deux pays, les sondages montrent une défiance croissante vis-à -vis des élites. L’absence de renouvellement renforce ce désamour. Aux États-Unis, la campagne se dirigeait initialement vers un nouveau duel (Jeb) Bush - (Hillary) Clinton ; en France on prépare un remake de 2012.
Aux États-Unis, la population exprime son rejet d’un Congrès bloqué par les manœuvres partisanes et les lobbys, culminant dans le fameux . En France, combien de gouvernements successifs ont échoué à réformer le pays, son marché du travail rigide, ses universités peu compétitives, à préparer le système aux défis de la mondialisation ? Qui d’ailleurs imagine que le gouvernement actuel répondra à la vague FN avec de vraies réformes structurelles ?
Méthodes et cibles similaires. Les populistes s’emparent de cette démission du politique et dictent le débat en des termes dangereux. Ils déplacent la conversation vers l’angoisse identitaire jouant sur un sentiment de perte de contrôle. Face aux transformations qui nous entourent, les mêmes boucs émissaires pour Trump et Le Pen : immigrés et minorités. Ils adoptent des méthodes et cibles similaires, attaquant « l’establishment » et ses piliers que sont les partis des deux bords (« UMPS ») et les médias.
Que Le Pen et Trump soient moins conservateurs sur les questions de mœurs ou nettement moins libéraux sur l’économie que leurs concurrents n’est pas le sujet. Ils rejettent l’existence d’un clivage droite-gauche qui serait une supercherie d’une élite connivente. Il s’agit de reprendre le pouvoir à Bruxelles, Washington, au « système ». Que Trump soit un milliardaire new-yorkais, Marine Le Pen l’héritière d’un parti népotiste, impliqué dans des affaires d’abus de biens sociaux et d’escroquerie, importe peu. Ils luttent contre la « bien-pensance », le « politiquement correct », armes d’une élite déconnectée pour nier la réalité des problèmes quotidiens des électeurs. À l’heure des réseaux sociaux et médias en continu, ils incarnent la recherche d’authenticité face aux éléments de langage ternes et prévisibles.
Le déni ou l’indignation ne fonctionnent plus. Se convaincre qu’il ne s’agit que d’un vote de contestation éphémère ou du fruit de l’abstention et de la dispersion des voix relève du déni. Mépriser ou culpabiliser, avec condescendance, les électeurs, a fait long feu. Notre impuissance à prévoir et répondre aux succès des Trump et Le Pen est le reflet de notre faillite à offrir une alternative politique à leur message.